33
Vers dix-neuf heures, Wallander et Sjösten prirent le ferry pour Helsingor et allèrent dîner dans un restaurant que connaissait Sjösten. Comme par une entente implicite, ce dernier parla pendant tout le dîner du bateau qu’il était en train de remettre en état, de ses nombreux mariages et de ses enfants, encore plus nombreux. Ils laissèrent l’enquête de côté jusqu’au café. Sjösten était un conteur-né, et Wallander l’écouta avec reconnaissance. Il se sentait épuisé, plutôt somnolent après ce bon repas. Mais sa tête avait pris du repos. Sjösten avait bu quelques bières et quelques verres d’aquavit tandis que Wallander se tenait à l’eau minérale. Quand on leur apporta le café, ils changèrent de rôles. Sjösten écouta Wallander parler. Il fit le tour de tout ce qui s’était passé. Pour la première fois, la fille qui s’était immolée par le feu dans le champ de colza servit d’introduction à la série de meurtres dont il ignorait s’ils avaient vu la fin. En parlant à Sjösten, il se forçait à énoncer clairement les événements, ce qui lui clarifiait les choses par la même occasion. Il revint sur ce qui lui avait paru totalement improbable jusqu’à présent, le rapport possible entre la mort de Dolores Maria Santana et ce qui s’était passé ensuite. Et il reconnut que par ses déductions abusives, ou son absence de déduction, il avait fait preuve d’irresponsabilité, de négligence. Sjösten était un auditeur attentif et le rappelait à l’ordre quand il devenait confus.
Cette soirée à Helsingör lui apparaîtrait plus tard comme l’instant où l’enquête avait changé de cap. Le schéma qu’il lui avait semblé découvrir en réfléchissant sur le banc du port se confirmait. Des lacunes se comblaient, des trous se rebouchaient, des questions obtenaient des réponses ou du moins elles se formulaient de manière plus claire, et elles entraient toutes dans un même contexte. Il fit le tour du panorama de l’enquête, avec pour la première fois la sensation d’en avoir une vision d’ensemble cohérente. Mais il s’y mêlait toujours un sentiment obstiné de culpabilité, de ne pas avoir vu plus tôt ce qu’il voyait maintenant, d’avoir suivi avec une incompréhensible obstination des fausses pistes au lieu de se rendre compte qu’il devait suivre une tout autre direction. Cette question le rongeait. Aurait-on pu éviter un des meurtres, ou du moins le dernier, celui de Liljegren ? Il ne pouvait pas répondre à cette question, il ne pouvait que se la poser, et il savait qu’elle le torturerait longtemps, et qu’il n’aurait peut-être jamais de réponse claire qui le satisfasse.
Et, au bout du compte, il n’y avait toujours pas de meurtrier. Il n’y avait pas non plus de piste évidente qui mènerait dans une direction particulière. Pas de suspect, pas même un groupe de gens parmi lesquels ils pourraient jeter leur filet en espérant prendre celui qu’ils recherchaient.
Plus tôt dans la journée, après le départ d’Elisabeth Carlén, quand Sjösten avait dit sur les marches du commissariat, au détour d’une conversation, que certaines rumeurs faisaient craindre que la Suède, et Helsingborg en particulier, ne soit une plaque tournante pour la traite de jeunes Sud-Américaines à destination des bordels de l’Europe du Sud, la réaction de Wallander avait été immédiate. Ils étaient remontés dans le bureau encore tout imprégné de l’odeur des cigarettes d’Elisabeth Carlén, malgré la fenêtre ouverte. La soudaine énergie de Wallander avait surpris Sjösten. Sans y faire attention, Wallander s’était assis dans le fauteuil de Sjösten pendant que celui-ci se contentait d’être le visiteur dans son propre bureau. Quand Wallander raconta tout ce qu’il savait de Dolores Maria Santana, en ajoutant qu’elle était apparemment en fuite quand elle avait fait du stop à la sortie de Helsingborg, Sjösten comprit sa réaction.
— Une voiture noire venait toutes les semaines chez Gustaf Wetterstedt, dit Wallander. Sa femme de ménage l’a découvert par hasard. Comme tu as pu le constater, elle a pratiquement reconnu la voiture dans le garage de Liljegren. Qu’en tires-tu comme conclusion possible ?
— Aucune, répondit Sjösten. Il y a des tas de Mercedes noires avec des vitres teintées.
— Ajoute à ça les rumeurs qui couraient sur Liljegren. Les rumeurs de trafic de jeunes filles. Qu’est-ce qui l’empêchait d’organiser des fêtes ailleurs que dans sa propre maison ? Pourquoi n’aurait-il pas pu proposer un service de livraison à domicile ?
— Rien ne l’en empêchait, reconnut Sjösten. Mais ça me paraît manquer singulièrement de preuves.
— Je veux savoir si cette voiture sortait le jeudi du garage de Liljegren. Et si elle revenait le vendredi.
— Comment le vérifier ?
— Ses voisins peuvent avoir vu des choses. Qui conduisait la voiture ? C’est étrange comme tout semble désert autour de Liljegren. Il employait du personnel. Il avait un assistant. Où sont tous ces gens ?
— Nous y travaillons, répondit Sjösten.
— Déterminons les priorités, dit Wallander. La moto est importante. L’assistant de Liljegren aussi. Tout comme la voiture du jeudi. Commence par ça. Mets tout le personnel dont tu disposes là-dessus.
Sjösten sortit du bureau pour organiser le travail des enquêteurs. Il confirma qu’on avait commencé à filer Elisabeth Carlén.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle est chez elle, dans son appartement. Seule.
Wallander téléphona à Per Åkeson.
— Je crois que j’ai vraiment besoin de parler avec Louise Fredman.
— Alors il va falloir que tu trouves de solides raisons à invoquer, dit Åkeson. Sinon je ne pourrai pas t’aider.
— Je sais que ça peut être important.
— Il faut que ce soit du concret, Kurt.
— Il y a toujours un chemin détourné pour échapper à toutes ces complications bureaucratiques.
— Mais qu’espères-tu apprendre d’elle ?
— Si on lui a tailladé la plante des pieds à coups de couteau, par exemple.
— Grands dieux ! Mais pourquoi lui aurait-on fait ça ?
Wallander ne répondit pas.
— Sa mère ne pourrait pas m’autoriser à la voir ? demanda-t-il. La veuve de Fredman.
— C’est justement à ça que j’étais en train de penser. C’est par cette voie-là qu’il faut passer.
— Alors je pars pour Malmö demain, dit Wallander. J’ai besoin d’un papier ?
— Pas si elle te donne son autorisation. Mais il ne faut pas exercer de pression sur elle.
— Ai-je l’habitude de menacer les gens ? Je ne savais pas.
— Je ne fais que te rappeler les règles à suivre. Rien de plus.
Après l’entretien avec Per Åkeson, Sjösten proposa de traverser le Sund pour dîner et discuter tranquillement. Wallander accepta. Il était encore trop tôt pour téléphoner à Baiba. Trop tôt pour lui, en tout cas. Sjösten, avec toutes ses expériences conjugales, aurait peut-être des conseils à lui donner sur la manière d’annoncer le report ou l’annulation de leurs vacances à Baiba, qui s’en faisait une telle joie. Ils traversèrent le Sund et allèrent dîner. Sjösten insista pour l’inviter. Il était environ neuf heures et demie du soir quand ils marchèrent à travers la ville pour prendre le ferry du retour. Sjösten s’arrêta devant une plaque d’un cabinet médical.
— Là, il y a un type qui apprécie beaucoup les Suédois. Il prescrit des médicaments pour maigrir interdits dans leur pays. Tous les jours, des Suédois avec des kilos en trop viennent faire la queue chez lui.
— Et où vont les Danois ? demanda Wallander quand ils repartirent en direction du terminal.
Sjösten n’en avait aucune idée.
Ils montaient les marches du hall des départs quand le téléphone portable de Sjösten sonna. Celui-ci répondit en continuant à marcher.
— Un collègue, Larsson, est apparemment tombé sur une vraie mine d’or, dit-il en raccrochant. Un voisin de Liljegren qui a remarqué un tas de choses.
— Qu’est-ce qu’il a remarqué ?
— Des voitures noires, des motos. On ira le voir demain.
— On ira ce soir, dit Wallander. Il ne sera que vingt-deux heures quand nous arriverons à Helsingborg.
Sjösten hocha la tête sans rien dire. Il rappela le policier et demanda à Larsson de les attendre au terminal.
Un jeune policier, qui ressemblait un peu à Martinsson, les attendait. Ils s’installèrent dans sa voiture et partirent en direction de Tågaborg. Pendant le trajet, Larsson leur donna des détails sur l’homme qu’ils allaient voir. Wallander remarqua qu’un fanion du club d’athlétisme de Helsingborg était accroché au rétroviseur.
— Il s’appelle Lennart Heineman et il a été conseiller d’ambassade, dit le policier avec un accent de Scanie tellement fort que Wallander dut faire un effort pour comprendre ce qu’il disait. Il a presque quatre-vingts ans. Mais il est très alerte. Sa femme aussi est en vie, mais apparemment elle est en voyage. Le jardin de Heineman fait un angle avec celui de Liljegren, mais il est pratiquement en face de son entrée principale. Il a remarqué certaines choses.
— Sait-il que nous venons ? demanda Sjösten.
— Je l’ai appelé, répondit Larsson. Il m’a répondu que ça ne posait aucun problème, puisqu’il se couchait rarement avant trois heures du matin. Il m’a dit qu’il était en train d’écrire une analyse critique de la politique étrangère de la Suède. Va savoir.
Wallander se rappela avec déplaisir une femme autoritaire du ministère des Affaires étrangères qui était venue les voir quelques années auparavant, dans le cadre de l’enquête où il avait rencontré Baiba. Il essaya en vain de se remémorer son nom. Il chassa ce souvenir quand ils s’arrêtèrent devant la villa de Heineman. Une voiture de police stationnait devant celle de Liljegren. Un homme aux cheveux blancs coupés court vint du fond du jardin à leur rencontre. Il avait une poignée de main énergique. Il inspira tout de suite confiance à Wallander. Sa grande villa devait dater de la même époque que celle de Liljegren. Et pourtant elles étaient très différentes. Cette maison-ci dégageait de la vie, comme le vieil homme qui les invitait à entrer. Il leur offrit quelque chose à boire. Un homme du monde habitué à recevoir des gens qu’il ne connaissait pas. Ils refusèrent tous les trois.
— C’est terrible ce qui se passe, dit Heineman.
Sjösten fit un signe discret à Wallander pour l’inviter à prendre la direction de l’entretien.
— C’est pour ça que nous ne pouvons pas reporter cette conversation à demain, dit Wallander.
— Et pourquoi faudrait-il la reporter ? dit Heineman. Je n’ai jamais compris pourquoi les Suédois se couchaient si absurdement tôt le soir. L’habitude continentale de la sieste est bien plus saine. Si je m’étais couché tôt le soir, je serais mort depuis longtemps.
— Tout ce que vous avez pu remarquer nous intéresse, dit Wallander, après un temps de réflexion. À propos des voitures qui entraient et sortaient de la villa de Liljegren. Mais certains détails nous intéressent plus que d’autres. Commençons par la Mercedes noire de Liljegren.
— Il devait en avoir au moins deux, dit Heineman.
Sa réponse surprit Wallander. Il n’avait pas pensé à cette éventualité, même si le garage de Liljegren était assez spacieux pour contenir deux ou trois voitures.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y avait plus d’une voiture ?
— Je propose de nous tutoyer, dit Heineman. Je croyais qu’on n’utilisait cet absurde vouvoiement que dans certains cercles vieux jeu du ministère des Affaires étrangères.
— Deux voitures, reprit Wallander. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Ce n’est pas une idée comme ça, c’est une certitude, dit Heineman. Il arrivait que deux voitures partent en même temps. Ou reviennent en même temps. Quand Liljegren n’était pas là, elles restaient garées ici. Je vois un bout de son jardin du premier étage. Il y avait deux voitures.
Ça veut dire qu’il en manque une, pensa Wallander. Où se trouve-t-elle en ce moment ?
Sjösten avait sorti un carnet. Wallander vit qu’il prenait des notes.
— Et le jeudi ? poursuivit Wallander. Te souviens-tu si une des voitures, ou les deux, quittait régulièrement la villa de Liljegren le jeudi en fin d’après-midi ou le soir ? Pour revenir dans la nuit ou le lendemain matin ?
— Je ne suis pas très doué pour les dates. Mais c’est vrai : une des voitures quittait la maison le soir. Et ne revenait que le lendemain matin.
— Il est important pour nous de savoir si c’était le jeudi.
— Ma femme et moi n’avons jamais sacrifié à cette tradition culinaire stupide de manger de la purée de pois cassés le jeudi.
Wallander patienta tandis que Heineman tentait de se souvenir. Larsson regardait le plafond. Sjösten tapotait son genou avec son carnet.
— C’est possible, lança-t-il. J’ai peut-être la réponse. Je me souviens très clairement que la sœur de ma femme était là l’an dernier un jour où la voiture sortait. Je ne peux pas vraiment vous dire pourquoi. Mais c’est certain. Elle habite à Bonn et vient très rarement nous voir. C’est pour ça que je l’ai gardé en mémoire.
— Pourquoi penses-tu que c’était un jeudi ? demanda Wallander. Tu l’as écrit dans un agenda ?
— Je n’ai jamais compris l’utilité d’un agenda, répondit Heineman avec une nuance de dégoût dans la voix. Pendant toutes mes années au ministère des Affaires étrangères, je n’ai jamais noté une seule réunion. Mais en quarante ans de service, je n’en ai jamais oublié une seule. Ce qui, par contre, est arrivé souvent à ceux qui notaient bêtement la réunion dans leur agenda.
— Et pourquoi un jeudi ? répéta Wallander.
— Je ne sais pas si c’était un jeudi. Mais c’était le jour de la fête de ma belle-sœur. Elle s’appelle Frida.
— Quel mois ?
— Février ou mars.
Wallander fouilla dans sa poche mais son agenda n’avait pas le calendrier de l’année précédente. Celui de Sjösten non plus. Larsson n’avait pas d’agenda du tout.
— Tu n’aurais pas par hasard un vieux calendrier ? demanda Wallander.
— Il y a peut-être un des calendriers de l’Avent de mes petits-enfants au grenier, dit Heineman. Ma femme a la mauvaise habitude de garder tout un tas de vieilleries. Moi, je n’arrête pas de jeter. C’est une habitude prise aux Affaires étrangères. Le premier jour du mois, je me débarrassais sans hésiter de tous les papiers du mois précèdent que je n’avais pas besoin de garder. J’avais pour règle de jeter plutôt plus que pas assez. Et je n’ai jamais eu besoin d’un seul des papiers.
Wallander fit un signe à Larsson.
— Prends le téléphone et trouve la date de la Sainte-Frida, dit-il. Et le jour de la semaine. C’était en 1993.
— Qui peut bien savoir ça ? demanda Larsson.
— Bordel ! dit Sjösten en colère. Appelle le commissariat. Tu as cinq minutes pour me donner la réponse.
— Le téléphone est dans l’entrée, dit Heineman.
Larsson disparut.
— Eh bien, j’apprécie les ordres clairs, dit Heineman, ravi. Il me semble qu’on ne sait même plus donner d’ordres de nos jours.
Wallander eut du mal à continuer en attendant la réponse. Pour passer le temps, Sjösten questionna Heineman sur les endroits où il avait été en poste.
— Ça s’est amélioré les dernières années, dit-il. Mais au début de ma carrière, ceux qu’on nommait pour représenter notre pays sur d’autres continents étaient d’un niveau plutôt médiocre.
Larsson revint au bout de dix minutes environ. Il avait un morceau de papier à la main.
— La Sainte-Frida est le 17 février. Le 17 février 1993 était un jeudi.
— C’est bien ce que je pensais, dit Wallander.
En fin de compte, se dit-il, le travail de policier consiste à ne jamais abandonner avant qu’un détail important ne se trouve confirmé sur un morceau de papier.
Toutes les autres questions que Wallander avait prévu de poser à Heineman devenaient moins urgentes après cette information. Pour le principe, il continua de l’interroger. Heineman avait-il remarqué quelque chose qui pouvait avoir un rapport avec ce que Wallander appela, de manière un peu confuse, un éventuel trafic de jeunes filles ?
— On donnait des fêtes, dit Heineman, sèchement. Du premier dans cette maison, il était impossible de ne pas voir certaines scènes. Il y avait, bien sûr, des femmes dans le coup.
— As-tu rencontré Åke Liljegren ?
— Oui, répondit Heineman, une fois, à Madrid. Pendant une de mes dernières années d’activité aux Affaires étrangères. Il avait demandé une audience pour être introduit auprès de quelques grandes entreprises espagnoles du bâtiment. Évidemment, nous savions parfaitement qui il était. Ses affaires de liquidations d’entreprises battaient leur plein. Nous l’avons reçu le plus courtoisement possible. Mais ce n’était pas quelqu’un d’agréable.
— Pourquoi ?
Heineman réfléchit avant de répondre.
— Il était désagréable, tout simplement. Il considérait le monde qui l’entourait avec un mépris affiché et général.
Wallander indiqua qu’il n’avait pas l’intention de prolonger la conversation.
— Mes collègues te recontacteront, dit-il en se levant.
Heineman les raccompagna jusqu’au portail. La voiture de police était toujours devant la villa de Liljegren. Il n’y avait pas de lumière dans la maison. Wallander traversa la rue. Un des policiers descendit de voiture et se mit au garde-à-vous. Wallander fit un vague geste de la main en guise de réponse à ce salut excessif.
— Il s’est passé quelque chose ?
— C’est calme. Il y a pas mal de curieux qui sont venus voir. Sinon, rien à signaler.
Puis Larsson les déposa devant le commissariat. Pendant que Wallander passait quelques coups de fil, Sjösten retourna à son magazine de bateaux. Wallander commença par téléphoner à Hansson qui lui annonça que Ludwigsson et Hamrén de la Criminelle nationale étaient bien arrivés. Ils étaient descendus à l’hôtel Sekelgården.
— Ils ont l’air bien, dit Hansson. Pas hautains comme je le craignais.
— Pourquoi seraient-ils hautains ?
— Des gens de Stockholm. On les connaît. Tu te souviens de la femme procureur, avant Per Åkeson ? Comment elle s’appelait déjà ? Mme Bodin ?
— Brolin, corrigea Wallander. Non, je ne m’en souviens pas.
Wallander s’en rappelait très bien. Il sentit un malaise sournois en repensant à la fois où, complètement ivre, il s’était jeté sur elle. C’était le souvenir le plus honteux de sa vie. La nuit passée plus tard avec Annette Brolin à Copenhague, dans des circonstances bien plus agréables, n’y changeait rien.
— Ils vont commencer à travailler sur le cas de Sturup, dit Hansson.
Wallander lui résuma l’entretien avec Heineman.
— Nous avons donc un indice, dit Hansson. Tu crois donc que Liljegren envoyait une fille chez Wetterstedt à Ystad une fois par semaine ?
— Oui.
— Et il peut aussi s’être passé la même chose pour Carlman ?
— Peut-être pas sous la même forme. Mais je suis sûr que les réseaux de Carlman et de Liljegren se sont côtoyés. Pour le moment, nous ne savons pas encore où.
— Et Björn Fredman ?
— Il reste la grande exception. Il ne colle nulle part. Et surtout pas dans le milieu de Liljegren. Sauf s’il travaillait pour lui comme torpilleur. Je vais retourner à Malmö demain pour revoir sa famille. J’ai surtout besoin de voir leur fille qui est à l’hôpital.
— Per Åkeson m’a parlé de votre conversation. Tu es conscient du fait que le résultat peut être aussi négatif que votre entrevue avec Erika Carlman ?
— Bien sûr.
— Je vais appeler Ann-Britt et Svedberg dès ce soir. C’est des bonnes nouvelles tout ça, malgré tout.
— N’oublie pas Ludwigsson et Hamrén. Ils font d’ores et déjà partie de l’équipe.
Wallander raccrocha, Sjösten était parti chercher du café. Wallander fit son propre numéro à Ystad. À son plus grand étonnement, Linda répondit aussitôt.
— Je viens de rentrer, dit-elle. Où es-tu ?
— À Helsingborg. Je reste ici cette nuit.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Je suis allé dîner à Helsingor.
— Ce n’est pas ça que je voulais dire.
— On travaille.
— Nous aussi, dit Linda. Nous avons rejoué le spectacle en entier ce soir. On avait du public, une fois de plus.
— Qui ça ?
— Un garçon qui nous a demandé s’il pouvait venir voir. Il était devant le local dans la rue, il avait entendu dire que nous montions une pièce de théâtre. Ce doit être les gens du kiosque qui lui ont raconté.
— Vous ne le connaissiez pas ?
— Non, il était juste de passage. Il m’a raccompagnée à la maison après.
Wallander sentit un aiguillon de jalousie.
— Et il est dans l’appartement en ce moment ?
— Il m’a accompagnée jusqu’à Mariagatan. Une promenade de cinq minutes. Quand on ne marche pas vite. Puis il est rentré chez lui.
— C’est juste pour savoir.
— Il avait un nom bizarre. Hoover. Mais il était très gentil. J’ai eu l’impression qu’il aimait bien ce qu’on faisait. Il a dit que, s’il avait le temps, il reviendrait demain.
— Bien, dit Wallander.
Sjösten entra dans le bureau, deux tasses de café à la main. Wallander lui demanda son numéro pour le donner à Linda.
— Ma fille, dit-il après avoir raccroché. Contrairement à toi, je n’ai qu’un enfant. Elle part samedi pour un stage de théâtre à Visby.
— Avoir des enfants, ça donne un sens à la vie, dit Sjösten en tendant une tasse à Wallander.
Ils discutèrent à nouveau de l’entretien avec Heineman. Sjösten semblait très sceptique : pour lui, avoir découvert que Liljegren fournissait des prostituées à Wetterstedt ne représentait pas nécessairement un grand pas en avant dans leur chasse au meurtrier.
— Pourrais-tu me fournir demain matin toutes les informations que tu as sur cette traite de jeunes filles ? Pourquoi justement Helsingborg comme plaque tournante ? Comment sont-elles arrivées ici ? Il doit y avoir une explication. En plus, ce vide autour de Liljegren est incompréhensible. Je ne comprends pas.
— Cette histoire de jeunes filles, c’est surtout des hypothèses. Il n’y a pas eu d’enquête. En fait, nous n’en avons jamais eu l’occasion. Birgersson en a discuté un jour avec un des procureurs. L’enquête a été refusée : selon le procureur, on avait des choses plus importantes à faire. Ce en quoi il avait tout à fait raison.
— Je voudrais quand même que tu regardes, dit Wallander. Fais-m’en un résumé demain dans la journée. Envoie-le par fax à Ystad le plus vite possible.
Il était près de vingt-trois heures trente quand ils se rendirent chez Sjösten. Wallander se dit qu’il fallait qu’il téléphone à Baiba maintenant. Il n’y avait plus d’autre issue. C’était bientôt jeudi. Elle était déjà en train de faire ses bagages. Il ne pouvait pas attendre davantage.
— J’aurais besoin de passer un coup de fil en Lettonie, dit-il. Deux minutes seulement.
Sjösten lui indiqua le téléphone. Wallander ne décrocha que quand Sjösten se retira dans la salle de bains. Il raccrocha dès la première sonnerie. Il ne savait pas quoi dire. Il n’osait pas. Il attendrait le lendemain soir pour lui annoncer que tout ça était arrivé subitement, et pour la prier de venir plutôt à Ystad. C’était la meilleure solution. Pour lui, en tout cas.
Ils discutèrent encore une demi-heure en buvant un verre de whisky. Sjösten téléphona pour vérifier qu’Elisabeth Carlén était bien sous surveillance.
— Elle dort, dit-il. Nous devrions en faire autant.
Wallander fit son lit avec les draps que lui donna Sjösten dans une chambre décorée de dessins d’enfant. Il, éteignit la lumière et s’endormit presque aussitôt.
Il se réveilla, trempé de sueur. Il avait dû faire un cauchemar, mais il ne se souvenait de rien. Il était deux heures et demie à sa montre. Il n’avait dormi que deux heures. Il se demanda pourquoi il s’était réveillé. Il se retourna pour se rendormir. Mais il fut soudain tout à fait réveillé. D’où venait cette panique, il l’ignorait. Mais elle était là.
Il avait laissé Linda à Ystad. Elle ne pouvait pas rester toute seule là-bas. Il fallait qu’il rentre.
Sans réfléchir, il se leva, s’habilla et griffonna un message pour Sjösten. À trois heures moins le quart, il sortit de la ville au volant de sa voiture. Il devait téléphoner à Sjösten. Mais pour lui dire quoi ? Il lui ferait peur, c’est tout. Il roulait dans la nuit claire. Il ne comprenait pas d’où lui était venue cette panique. Mais elle était bien là et ne le lâchait pas.
Il se gara devant chez lui peu avant quatre heures. Arrivé à l’appartement, il ouvrit doucement. La peur était toujours là. Il poussa doucement sa porte entrouverte, vit la tête de Linda sur l’oreiller et l’entendit respirer. Alors seulement il retrouva son calme.
Il s’assit sur le canapé. Sa peur avait fait place à de la gêne. Il secoua la tête puis écrivit un mot à l’intention de Linda pour lui dire qu’il était rentré dans la nuit et le posa sur la table basse. Avant de gagner son propre lit, il mit le réveil à cinq heures. Sjösten se levait très tôt pour consacrer quelques heures matinales à son bateau. Il ne savait pas trop comment il allait lui expliquer sa crise nocturne.
Il resta couché dans son lit en se demandant pourquoi il avait eu ce sentiment de panique. Mais il ne trouva pas de réponse.
Il mit longtemps à s’endormir.